samedi 10 janvier 2015

Le chant des sirènes



« Tu rencontreras d’abord les Sirènes qui charment tous les hommes qui les approchent ; mais il est perdu celui qui, par imprudence, écoute leur chant (…) Les Sirènes le charment par leur chant harmonieux, assises dans une prairie, autour d’un grand amas d’ossements d’hommes et de peaux en putréfaction. »
(extrait du Chant XII de L’Odyssée)

Nous voici trois jours après des heures de terreur, de sidération et de très fortes émotions. Et pourtant, il est nécessaire que nous commencions à penser à l’après. Pour certains, il est peut-être trop tôt pour nous y pencher, tant notre réflexion pourrait être embuée par les larmes que nous avons versées et les secousses émotionnelles qui nous parcourent encore. A mon humble avis, nous avons justement bien trop tardé à nous les poser certaines questions.

L’urgence est présente. Celle qui doit nous conduire vers de nouveaux modèles, de nouvelles utopies sociales, politiques et surtout, éducatives. Et pourtant. Tout en scandant de tout mon cœur « Je suis Charlie », je suis consciente qu’il n’y a pas si longtemps, j’ai moi aussi détourné le regard vers un entre soi moins pesant, celui de l’entourage humaniste qui partage ma vision d’un monde meilleur. Alors que dehors, le chant des sirènes est devenu de plus en plus fort.

Ces sirènes de malheur, à l’apparence séduisante, qui attirent leurs victimes par des chants mélodieux en les conduisant vers la noyade dans l’ignorance ou exerçant leur fascination en les conduisant à s’égarer sur des mers inconnues où les repères n’existent plus. En évoquant ces monstres mythiques, je ne fais pas seulement référence aux nébuleuses mortifères constituées par ces mouvements djihadistes extrémistes. J’évoque également les chants, fascinants et redoutables, qui s’élèvent de plus en plus ici même. Ceux qui allument et soufflent sur les braises de la haine de l’Autre et poussent certains vers des eaux troubles d’ignorance et de repli sur soi. Ceux-là même qui profitent des émotions à fleur de peau d’une population choquée et endeuillée pour tenter de nous ramener en arrière, vers des jours où un supplice en remplaçait un autre, pour paraphraser Robert Badinter lors de son discours sur l’abolition de la peine de mort en France, en 1981.

Aujourd’hui, trois jours après et le cœur encore empli d’élan émotif, c’est ma raison qui prend la parole pour poser des questions que je voudrais encore plus criantes et assourdissantes que le chant de ces êtres hybrides et redoutables. Comment nos consciences ont pu s’endormir au point d’engendrer de tels monstres, comme le disais si justement Goya ? Comment nous reconstruire en tant que société après ces 17 morts, après le choc et un tel déploiement de violence ? Comment répondre aux immenses défis et enjeux que ces tragiques évènements nous renvoient de la façon la plus âpre qui soit ? Où est passé l’engagement politique, pas seulement celui de nos dirigeants, mais aussi celui de beaucoup d’entre nous ? Car c’est par un véritable engagement politique et social solidement articulé que nous pourrons nous attaquer à de tels questionnements, que nous pourrons déconstruire le discours qui emplit le chant des sirènes et autres prophètes du malheur.

J’espère de tout mon cœur et j’appelle de toute ma raison à un réveil des consciences.

Les attaques que nous venons de vivre ont visé la liberté de la presse, mais aussi celle de conscience. Deux libertés chèrement acquises, face à des institutions religieuses qui n’ont pas facilement cédé, qui ont férocement résisté pour garder le monopole que ce que tout être humain se doit de penser et d’exprimer. Nous pensions faire partie de ces générations qui avaient hérité de droits inamovibles et pour lesquels il n’y avait plus besoin, plus de raison de se battre. Nous ne l’avons sans doute pas choisi, mais il est grand temps de prendre conscience des efforts qui nous reviennent à tous pour continuer le combat permettant de préserver ces droits et libertés. Nous avons aussi hérité de la responsabilité qui consiste à maintenir les Lumières face à l’obscurantisme

Cet effort ne pourra passer que par l’éducation, et pas seulement celle des plus jeunes, qui dès aujourd’hui ont plus que jamais besoin de référents solides qui leur permettront de devenir des citoyens responsables et solidaires.

Le 21è siècle n’est pas religieux
Mais au-delà de ce que certains prendront pour un ramassis de bons sentiments, l’éducation devra aussi nous permettre de prendre conscience que nous ne sommes pas dans un siècle religieux comme certaines sirènes ont pu le chanter par le passé. Nous vivons un siècle profondément politique et oui, osons les gros mots, comme on les osait à Charlie, plus que jamais idéologique. Seulement, après avoir été vidées de leur substantifique moelle, les idéologues ont vu (à très juste titre) dans les sentiments religieux, des pantins qu’ils pouvaient manipuler et agiter à leur guise, avec des risques moindres de contestation de la part de ceux qui s’y soumettent, car contester une vérité révélée pour un croyant, est bien plus difficile que de contester une idéologie séculaire, aussi violente et endoctrinante soit-elle.

Cette affirmation peut paraître insensée à tous ceux qui ont annoncé la « fin de l’Histoire », à ceux qui veulent nous y précipiter avec leurs croyances aveuglantes et mortifères. Pourtant, ces groupes extrémistes, quelles que soient leurs appellations, manipulent le sentiment religieux de certains à des fins purement politiques. Leur lutte réside dans l’annihilation de toute tolérance contre tout ce qui irait à l’encontre de leur croyance, car cette tolérance constitue un danger pour leur espace et leur programme politique. Ils pervertissent un sentiment religieux pour mieux remplir les calices vides de leur idéologie à des fins politiques. En prétendant défendre ce qu’ils ont illégitimement qualifié comme « la religion », ils ne font que défendre de la façon la plus cynique qui soit leurs objectifs politiques et idéologiques de soumission. Ce sont des groupes politiques qui utilisent la religion, ou plus précisément la croyance de certains dans une religion, comme une arme. Cette arme est le terrorisme.

Ce qui nous conduit vers un autre de ces chants de sirène, celui du « choc des civilisations ». Cette « théorie » comporte et engendre des dangers bien concrets. Elle sert les intérêts de ces extrémistes partout dans le monde, car elle leur permet de recruter plus facilement des fidèles. Mais elle sert également ici, car elle nous pousse à l’essentialisation des êtres et, en ce faisant, elle nous conduit à détourner les yeux du débat plus que jamais nécessaire sur l’islam en tant que civilisation humaniste, capable en toute mesure d’emprunter la voie de son aggiornamento[1].

Notre ère, que cela plaise ou non, est celle du métissage, du mélange, de l’interculturalité. Nous sommes le fruit, non plus d’un choc, mais d’un mélange de civilisations qui parcourt toute l’Histoire. Et la France, carrefour historique de peuples et de cultures, en est un magnifique exemple. Mais si la tâche qui nous mènera vers cette prise cette conscience sera longue et ardue, elle n’est pas hors de notre portée. Donnons du sens à ce qui nous semble en être dépourvu et répondons à la violence et à la confusion par une éducation qui fait la part belle à nos richesses culturelles, à notre trésor métissé.

Les sirènes nous scandent des chants de puretés culturelles fantasmées emplies de pulsions de mort. Nous avons hérité du devoir de ne pas céder à ces chants et de crier encore plus fort notre pulsion de vie, de chanter avec toutes nos forces que nous croyons avant tout en l’émancipation politique de la démocratie et dans les valeurs républicaines et laïques qui la soutiennent en France.

Aujourd’hui plus qu’hier et certainement moins que demain, j’ai envie d’écrire, de chanter (certes, très faux !) et surtout de rire, de continuer à rire de la bêtise humaine, de l’obscurantisme, des croyances qui deviennent des injonctions absurdes et conduisent à la mort des consciences ou à la mort tout court ici, à côté et partout dans le monde.


[1] Adaptation au progrès, modernisation, réforme (définition Larousse)

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