jeudi 15 janvier 2015

Et maintenant, on fait quoi ?



Ça y est, nous y sommes. Le moment de l’union nationale, où le temps semblait suspendu, a fini par passer. La mer humaine qui a déferlé sur les rues de France, qui a scandé, pleuré et chanté la liberté et les valeurs constitutives de la République a fini par se retirer. Ainsi, elle a rendu d’autant plus visibles les fissures et autres fractures qui ont largement contribué aux tragédies qui se sont déroulées la semaine dernière.

Il nous faut donc réaliser que nous y sommes, dans cet « après », avec son lot d’interrogations, de doutes et de questionnements. Un « après » qui nous renvoie en pleine figure un « et maintenant ? »

Le moment de l’émotion pure et de la sidération passé, nous voici donc confrontés à la réalité des profondes lignes de fracture qui parcourent la République. Cette République qui, en France, a depuis longtemps dépassé le stade d’un « simple » système d’organisation politique. Une République que nous avons voulu dépositaire et incarnant des valeurs que bien d’entre nous avions quelque peu perdu de vue, hypnotisés que nous étions par des courbes, des taux et des chiffres économiques.

Loin de moi l’idée de considérer, ni même de suggérer que l’économie n’a guère d’importance. La crise financière, puis économique que nous traversons depuis 2008 a eu des séquelles sociales et politiques bien réelles, dont nous avons tous été les témoins. Parfois même bien plus que ça. Certains d’entre nous avons même directement souffert des conséquences en termes de chômage, d’exclusion ou de baisse du niveau de vie.

Mon propos ici est de souligner le fait que depuis des années, les amas de chiffres, de courbes, projections et autres notations ont peu à peu pris le pas sur un discours politique déjà fortement déclinant. Un discours technocratique indéchiffrable, aux accents exclusivement économiques, a supplanté les réponses politiques aux problématiques sociales et humaines qui sapent petit à petit les fondations mêmes de la République. Et ce n’est pas Oncle Bernard qui me contredirait ! Lui qui s’est longtemps battu pour que l’économie redevienne un outil au service du politique, lui permettant d’accomplir l’un de ses principaux devoirs envers la société républicaine : la création et la préservation du lien social.

Le moment est enfin venu de se poser des questions (si possible les bonnes !) et de laisser place à la recherche de réponses lucides et construites.

Je vous livre donc ici quelques pistes de réflexion, nées du constat en introduction, pour apporter mon petit grain de sable à ce débat essentiel qui devrait nous occuper, voire nous préoccuper, au-delà des premières réponses sécuritaires.

Réinvestir le champ du politique
Si nous pouvons aujourd’hui constater que le discours politique et social a été délaissé au profit du tout économique, c’est aussi en grande partie parce que la source intellectuelle, fondamentale à la construction d’un tel discours s’est, elle aussi, quelque peu tarie ces dernières années. Et ce n’est pas faute de contributeurs, mais davantage à celle d’un trop fort cloisonnement que nous avons laissé s’installer entre décideurs et intellectuels, coupant ainsi les voies de dialogue nécessaires à l’évolution du système.

Il me paraît ainsi primordial d’ouvrir un chantier de (re)construction d’un discours politique avec une identité donnant à la population les moyens de s’identifier. Un discours en mesure de se faire l’écho des problématiques sociétales réelles, d’y apporter des réponses et de susciter l’adhésion des citoyens en ouvrant des espaces de dialogue et de débat qui nous font tant défaut aujourd’hui.

Des formations politiques porteuses d’une identité et d’un projet de société spécifiques permettent d’éviter le jeu des amalgames, dont se servent aujourd’hui les extrêmes pour construire leur discours du « tout contre, tous les mêmes, tous pourris », se dédouanant ainsi à leur tour de proposer aux citoyens un véritable projet de société.

Donner du sens aux profondes mutations et à la marche effrénée du monde dans lequel nous vivons est en grande partie la responsabilité de nos élites politiques.

Donner du sens et introduire une dimension collective aux grands enjeux qui impactent le quotidien de notre société, c’est donner des armes à tout un chacun pour résister face aux tentations de repli communautariste et identitaire.

Donner du sens à la réalité sociale française, pour qu’en lieu et place des fractures mises en avant et de plus en plus exploitées à des fins électoralistes, nous soyons également capables de voir une grande richesse largement sous-estimée (voire méconnue) : notre diversité.

C’est historiquement ce qui a toujours fait la grandeur et la force de la France : sa capacité à accueillir et à incorporer différentes cultures et parcours dans le creuset des valeurs républicaines. A ce stade il s’agit de faire face à l’enjeu majeur de relancer, non pas la croissance, mais les mécanismes de l’intégration républicaine. Car il nous faut regarder en face la nécessité de trouver de nouveaux moyens de voir en l’Autre ce qui fait ses particularités, mais aussi ce qui le rend semblable et qui nous lie.

Réinvestir le champ éducatif
Lorsqu’il est question de mécanismes d’intégration, il en est un par excellence : l’éducation. Mais là encore, il nous faut réinvestir ce champ éducatif, en souffrance depuis longtemps. Pour que l’école républicaine redevienne un lieu de construction du lien social et de dialogue, dans le partage des valeurs constitutives de la nation et non plus seulement un lieu de transmission de savoirs arides, cloisonnés et déconnectés des besoins de repères de perspectives d’une jeunesse de plus en plus vulnérable.

L’enjeu est de taille.

Il nous faut commencer par accepter que cette institution réclame à corps et à cris une réforme en profondeur. Loin des querelles corporativistes diverses et variées qui ont toujours opposé une résistance féroce à une telle réforme, il est urgent que l’école remplisse sa fonction première d’espace d’acquisition des aptitudes essentielles à l’apprentissage et d’environnement d’intégration, générateur de lien social.

Nous sommes confrontés à un « système éducatif » qui se transforme peu à peu en système marchand, où les enseignants deviennent de simples pourvoyeurs d’un service et les étudiants de simples consommateurs, où la course folle à l’accumulation des connaissances décontextualisées devient la norme.

Il serait grand temps qu’il redevienne un lieu de transmission de valeurs républicaines et laïques, un lieu de partage et de débat critique, où les enseignants réinvestiraient avec fierté leur rôle, essentiel dans la société, en redevenant des référents et des pourvoyeurs de repères pour les futurs citoyens.

Réinvestir le champ idéologique
« La nature a horreur du vide », dit-on. La fin du monde bipolaire, l’avancée triomphante du capitalisme aux quatre coins du monde, une nouvelle vague de mondialisation, la dématérialisation des échanges et des communications ne sont que quelques-uns des éléments qui ont conduit à un effondrement des cadres idéologiques. Or, les processus et les « entreprises » politiques sont-ils toujours à l’œuvre ; et dans de nombreux pays, à des mesures et de niveaux différents, ce sont les religions qui sont venues remplir ce vide.

Le sentiment religieux a été et continue d’être utilisé pour combler le vide idéologique et répondre à la quête de sens face aux grandes mutations que nous vivons depuis quelques décennies. Les plus profondes et rapides que nous n’ayons peut-être jamais connues.

Mais en dépit de cet effondrement idéologique les peuples, eux, n’ont jamais cessé la quête de sens. C’est le propre de tout individu. Faute de sens politique et idéologique, les religions et toute autre forme de communautarisme permettant de recréer l’illusion du sens et des repères, ont elles également profité de cette brèche pour s’emparer du champ politique.

Un jeu à somme nulle s’installe ainsi de plus en plus souvent, dans de plus en plus de pays, touchant de plus en plus de « communautés » en manque de sens, de repères et de projet politique et social viable auxquels ils pourraient adhérer. Un jeu dans lequel des sombres desseins politiques se parent de religion, car des vérités révélés sont moins facilement contestables que n’importe quelle idéologie d’origine séculaire. Un jeu dans lequel des chiens de garde du sentiment religieux s’emparent du politique pour atteindre leurs objectifs bassement prosélytes.

La réponse « miracle » n’existe pas. Raymond Barre la demandait déjà en 1980, après l’attentat de la rue Copernic à Paris, mais elle n’existe toujours pas après les attaques de la semaine dernière.

Répondre à la violence aveugle du terrorisme par le sacrifice de libertés si âprement conquises au nom du tout sécuritaire ou encore exclusivement par la voie militaire, ne seront jamais qu’autant de graines de chaos supplémentaires qui seront semées.

Répondre au terrorisme implique également et peut-être surtout de regarder en face les lignes de fracture de nos sociétés. Il est de notre responsabilité d’être capables de voir en quoi elles sont révélatrices de problématiques profondes, porteuses de défis majeurs, mais aussi d’immenses richesses. Et conscients de nos faiblesses et de nos échecs, mais aussi de nos forces et de nos capacités, nous serons en mesure de réinvestir les champs essentiels à l’articulation un discours qui nous permettrait enfin de nous battre à armes égales contre cette « pathologie de la communication » qu’est le terrorisme.

Tel est l’enjeu de notre génération.

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