lundi 30 mars 2015

Sécularisme, Idéologies et Modernité politique. De la nécessité de désacraliser la laïcité



Après les terribles attentats de janvier nous avons traversé ce que Pierre Rosanvallon a qualifié de « communauté d’effroi ». Un tel électrochoc nous a conduits à éprouver la fin du sentiment de protection dans lequel nous vivions et à prendre conscience de l’existence d’un véritable danger terroriste interne, car il prend racine dans les dysfonctionnements et se nourrit des fractures profondes et structurelles de nos sociétés.

Pour certains, dont je fais partie, cette situation est également venu souligner avec violence l’urgence d’interroger en profondeur les causes de ces fractures et de réinvestir le champ du politique, pour retrouver le chemin du vivre ensemble et d’envisager la construction collective d’un avenir commun.

Pourtant, la réponse qui a été apportée de façon massive, comme si elle avait une sorte de pouvoir magique, est celle de la laïcité. Mais s’il est important et même essentiel de rappeler les valeurs fondamentales de la République, nous devons également garder à l’esprit qu’aucune loi n’est immuable, qu’aucun acquis n’est définitif. Certes, la laïcité est devenue référent essentiel de la république française, mais elle ne peut constituer –à elle seule- l’unique réponse ou le rempart infranchissable face à l’envahissement progressif de l’espace public par le religieux, et tout particulièrement sous ses formes les plus violentes.

Partons donc de ce premier constat. La religion n’a de cesse de progresser dans l’espace public : elle lance des « OPA hostiles » sur les questions sociales, elle vampirise le discours politique en se positionnant de plus en plus comme un arbitre face aux questions morales et éthiques. Elle est dévenue le matériau même avec lequel les différentes composantes du pays construisent des murs qui les scindent en communautés de repli vivant de plus en plus en vase clos. Comment cela est-il possible en dépit de la valeur réelle et symbolique que constitue la laïcité ?

Parce que c’est malheureusement ici que notre bonne vieille loi de 1905 nous montre qu’elle comporte, malgré tout, certaines limites. Non qu’elle ait perdu toute validité, bien au contraire. Mais ce qui est indiscutablement une « loi de liberté », telle que voulue par Jaurès et Briand pour pacifier la question religieuse de l’époque pour pouvoir s’attaquer ensuite à la question sociale (qui au demeurant reste la même aujourd’hui), est avant tout le fruit d’un compromis autant que d’un choix politique : celui d’imposer la liberté aux religions par la séparation des Eglises, notamment de l’institution catholique et de l’Etat. Mais s’arrêter à ce niveau de constat, revient à oublier que dans le processus de sécularisation menant à cette forme de modernité incarnée par la laïcité, l’Etat n’a pas été le seul à se transformer, les religions ont été contraintes de le faire aussi.

Donc, au lieu de brandir la laïcité comme un bouclier ultime face aux questions complexes posées par une société qui l’est tout autant, il serait plus utile de rappeler qu’elle est aussi, et avant tout, le résultat d’une longue évolution qui n’a pas été décrétée. La laïcité s’inscrit dans un mouvement vivant, aujourd’hui en pleine mutation, tout comme notre société. Cette loi a été l’aboutissement de la marche vers la modernité dans laquelle les sociétés européennes se sont engagées et qui a permis à leurs citoyens de prendre conscience qu’ils pouvaient être les acteurs de l’organisation de leurs espaces publics et les concepteurs de leurs propres fins.

Mais aujourd’hui, force est de constater que certains éléments de ces processus sont grippés.
L’Etat-nation que nous connaissons, issu également de cette modernité, traverse de profondes transformations. En cause, des agents externes : globalisation, construction européenne, financiarisation du politique…, mais également internes, car les instruments d’intégration et de cohésion sociale qu’il est censé mettre en œuvre et encadrer sont de plus en plus défaillants (école, armée, marché du travail, accroissement de la ségrégation urbaine. Et ce n’est pas M. Valls qui pourra dire le contraire !). L’Etat n’apparaît donc plus aux individus comme cette incarnation du contrat social et du principe de la représentation, cet arbitre régulateur de l’espace public et par conséquent, garant du respect de la loi de 1905, excluant les religions de cet espace.

Face à un tel constat, il nous appartient donc d’interroger la façon dont les religions ne cessent de se répandre dans l’espace public. Elles s’immiscent dans les vides laissés peu à peu par l’Etat et des outils d’intégration et de cohésion sociale déficients. Et parallèlement à la réaffirmation nécessaire –mais non suffisante- de la laïcité, nous évoluons au beau milieu de discours déclinistes qui clament des prophéties auto-réalisatrices de décadence à tous les niveaux. Mais s’il est indéniable que nous traversons un moment critique, cette crise n’est pas la cause mais encore le symptôme de profondes métamorphoses qui nous traversent aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif.

Chaque époque marquée par de grandes mutations fait émerger son lot d’inquiétudes tout aussi intenses quant à ce que l’avenir peut réserver. De cette inquiétude qui ne trouve guère d’écho dans l’offre politique actuelle, nait un sentiment de danger et un mouvement de repli vers tout ce qui peut apparaître comme un refuge. Qu’il se revendique communautaire ou culturel, ce repli se fait sans faille vers le passé, vers une histoire idéalisée qui aura pour vertu de pourvoir en repères et surtout en sens. Car le propre de notre essence humaine est la quête de sens. Or l’Histoire a ce pouvoir rassurant d’être déjà constituée, d’être un récit poétique et politique qui peut ainsi donner vie et corps à une société qui se sent partir à la dérive. Et notre histoire passée étant emplie de religion, la facilité des réponses transcendantales qu’apportent les croyances religieuses sur ce que l’avenir nous réserve, a l’effet d’un bon bain chaud qui finit par engourdir l’autonomie et la conscience d’une société.

Mais avant d’en venir à la quête de sens et à la nécessité du lien social, primordiales pour tout individu et du rôle que le politique doit y jouer, faisons, nous aussi, un petit retour en arrière pour tenter de comprendre les processus à l’œuvre pour mieux faire la différence entre les causes et les effets de ce retour du religieux et ce que le politique peut y faire.

Au commencement était la sécularisation…
Laissez-moi donc vous raconter une petite histoire.
Il était une fois des sociétés –européennes- qui, à la faveur de révolutions livrées dans le sang et l’encre, ont entrepris une longue marche vers la modernité. Mais après tout, qu’est-ce que cela veut dire exactement ?

Cela veut dire qu’à la faveur de ces évolutions, souvent traumatiques, elles se sont engagées dans un processus d’appropriation de leur propre devenir. Autrement dit, nous assistons à l’avènement des sociétés autonomes : formées d’individus conscients de leur dimension historique, susceptibles d’engendrer, d’organiser et de gérer le lien social et la chose publique au temps présent, et surtout qui se découvrent capables de produire leur propre devenir en se projetant à travers des discours collectifs, qui ne leur sont plus imposés par un dessein divin extérieur.

Difficile de dater le début de ce processus qui n’a pas été décrété mais s’est produit de lui-même. Toutefois, la révolution de 1789 marque un hiatus historique majeur car avec elle nait ce que nous appelons aujourd’hui « l’espace public ». Cet espace nous intéresse tout particulièrement car c’est en lui et pour lui que va se construire la chose politique. Par là nous devons comprendre, les éléments humains, théoriques, rhétoriques et très factuels qui vont faire lien entre les institutions et les individus incarnant l’Etat et l’ensemble de la société, qui à l’heure de la modernité, est ce qui prime par-dessus tout. En plaçant au centre du tissu social un individu capable d’agir et de produire sa propre destinée, les Lumières constituent un autre moment clé de cette longue évolution historique, encore en construction.

Mais pour qu’un tel processus prenne toute sa cohérence sur le temps long et sur le plan collectif, cela suppose l’interaction positive entre trois principes fondamentaux (les mauvais esprits verront peut-être la trace d’une trinité divine…) :
  •  La représentation
  •  La reconnaissance (indissociable de la modernité plurielle)
  •  La laïcité 
1.       La représentation : Fondement incontestable de la démocratie. C’est grâce à ce système, émanant du contrat social, qu’un ensemble d’individus constitués en société décident, de leur propre volonté, de déposer leur capacité à gérer la chose publique en un certain nombre de représentants censés incarner les valeurs, les idéaux et les projections qui sont également les leurs. Mais pour que ce contrat social fonctionne, en tant que fondement de notre démocratie moderne, il suppose un lien de confiance suffisamment fort entre individus/citoyens et représentants. Cette confiance n’est pas aveugle, il n’est pas question de foi. Elle a besoin d’être nourrie par la construction d’instruments de cohésion et d’intégration opérants, capables à leur tour de nourrir en continu le lien social, de le faire évoluer en fonction de nouveaux éléments arrivant, de contingences critiques ou encore de changements structurels importants.

Aujourd’hui nous sommes confrontés à une extrême fragilité du lien de confiance, indispensable au principe de représentation, et surtout la profonde érosion des instruments de cohésion et d’intégration sociale à remplir leur rôle. De telles défaillances, nourries par le tarissement progressif d’un offre politique de moins en moins en phase avec la réalité, les fractures et les clivages qui traversent notre société, ont pour effet d’affaiblir dangereusement le principe de représentation.  

2.       La reconnaissance : Voilà qui peut paraître évident, du moins dans nos sociétés occidentales. Il s’agit de la nécessité pour tout individu d’être reconnu dans ce qui le rend unique et en même temps, capable de faire partie d’un plus grand ensemble d’individualités, afin d’atteindre sa propre réalisation. Basé sur la construction de rapports de reconnaissance réciproque, ce principe constitue un élément central de l’articulation sociale, indissociable du principe de représentation[1]. En permettant la construction d’une dimension publique de l’individu, la reconnaissance implique un processus complexe et en constante évolution.

Du fait de sa dimension juridique et morale, la reconnaissance assoit l’universalisme du droit en établissant l’égalité de principe entre les personnes. Or, nous trouvons ici l’un des dysfonctionnements majeurs de notre société à l’heure actuelle : l’universalisme du droit se craquèle face aux demandes particularistes et aux défaillances d’un système où l’égalité de principe des individus est de moins en moins garantie par les mécanismes censées le faire. L’accroissement constant des inégalités sociales et économiques dans notre société illustre l’urgence de cette problématique.

Sur son versant culturel, qui sous-tend la solidarité, le principe de reconnaissance nous permet d’envisager la modernité des valeurs. Autrement dit, il nous permet de recueillir et d’intégrer, au sein d’une communauté humaine, un très large éventail de contributions et des trajectoires des sujets qui la composent, la nourrissent et la font avancer. C’est le pluralisme de la modernité, censé être incarné – car représenté – par les institutions structurantes d’une société, par essence composite. Ce présupposé n’est valable que dans le cas d’une société autonome ; c’est-à-dire, sortie de l’unicité factice imposée par les religions.

Une société autonome, moderne, pluraliste et juste doit pouvoir garantir, à travers chaque versant de la reconnaissance, les conditions de la réalisation aussi bien individuelle que collective. L’appréhension de ce phénomène évolutif et complexe nous permet d’éclairer l’ensemble des blocages structurels et les causes sociales qui sclérosent les mécanismes d’intégration censés la rendre tangible tant sur le plan individuel que collectif. Mais elle doit surtout nous permettre de trouver les clés de déblocage pour en finir, à terme, avec les violations systématique des conditions de la reconnaissance.

3.       La laïcité : Elle est l’expression juridique d’une décision, d’un choix politique. Exception française, elle a été hissée au rang de valeur incarnant la république. Pourtant, elle ne doit pas être entendue comme une nécessaire disparition du religieux, mais comme un outil qui a permis d’inscrire dans la loi l’autonomisation de la société et son émancipation séculière des diktats divins qui entravent leur remise en cause ou les interrogations sur un système imposé de l’extérieur.

Il est pourtant indispensable de ne pas tomber dans les pièges de la facilité. Comme je l’évoquais précédemment, la laïcité n’est pas investie d’une sorte de pouvoir magique inhérent et qui servirait de bouclier infaillible face à tous les problèmes sociétaux : l’avancée des fondamentalismes de tout bord, l’atomisation des individus, les défaillances structurelles du système qui n’ont de cesse d’alimenter le repli identitaire et les populismes qu’il engendre.

Pire encore, en la manipulant et en la hissant ainsi sur un piédestal, où elle devient une espèce de « relique républicaine » abstraite, on finit par la vider de son sens politique, juridique et surtout social. Agir de la sorte revient à transformer la laïcité en un redoutable outil de « pureté » culturelle. La défense de la laïcité oui. Elle est même plus que jamais nécessaire. Mais en la brandissant uniquement comme une chimère inatteignable, c’est en piège que certains la transforment.

Face au constat de telles défaillances, que faire ?
Nous sommes au beau milieu d’une nouvelle échéance électorale qui est venue confirmer la place centrale que le FN a prise dans l’échiquier politique français. Que faire face au désenchantement, au désengagement et à l’indifférence qui se sont largement réinstallées maintenant que « l’esprit du 11 janvier » est derrière nous ? Que pouvons-nous faire face à cette montée du religieux, qui tire profit de toutes les brèches laissées par l’inconséquence des discours et des actions de l’ensemble des acteurs politiques, dans un espace public censé être sécularisé et laïc depuis longtemps ?

Pour commencer, nous devons prendre conscience qu’aucune réponse n’est simple face à des problématiques aussi complexes et mouvantes. Toutefois, l’Histoire nous montre qu’il n’y a pas de fatalité. Des pistes pour ouvrir les chantiers nécessaires existent, certaines depuis pas mal de temps déjà. Nombreux sont les chercheurs qui se sont penchés sur ces problématiques et produisent dans diverses disciplines autant de travaux attestant d’une situation qui n’a cessé de se dégrader au cours de ces dernières années, à la faveur des crises financières, économiques et politiques causant des dégâts considérables sur le tissu social. Ces dégâts ont produit à leur tour un processus d’érosion et d’usure de la confiance dans les institutions et les individus censés les incarner, et ce, au beau milieu d’un moment charnière de notre histoire. Un moment où les mutations qui font évoluer nos cadres sociaux sont très profondes et vont à une vitesse vertigineuse.

Comment envisager alors un chemin différent de celui qui nous conduirait à nous « fracasser » contre les forces les plus obtuses, qu’elles soient politiques ou religieuses ? La réhabilitation des idées politiques constituerait une bonne piste pour commencer.

Nul besoin de crier au non-sens. Les discours sont partout, c’est indéniable. Les nouveaux media déversent sans répit des fils ininterrompus de paroles. Il est vrai que nous vivons une époque de « communication ». Mais dans cette ère où les mots semblent être devenu rois, force est de constater qu’ils ont de plus en plus été vidés de leur sens. Ou du moins déviés de leurs sens premiers à des fins de « communication ». La politique d’ailleurs EST devenue de la communication, au point de sembler être devenue une branche de plus de la société du spectacle dans laquelle nous évoluons. C’est justement la raison pour laquelle il est nécessaire de réhabiliter une idéologie politique aussi solide que substantielle.

L’idéologie politique pour faire sens
Moi, vous, nous tous, individus que nous sommes, avons besoin de « sens ». La quête de sens est une constante humaine qui a longuement marqué notre histoire. Par le passé, nombreux ont été ceux qui trouvaient ce sens dans la transcendance que leur procurait le message religieux : une explication sacrée et incontestable du monde et de la vie, l’existence d’un « après » qui valorise certains et rend inutile le sens inhérent à notre condition humaine et historique. A cette époque, pas si lointaine, tous les aspects de la vie humaine étaient infusés de ces vérités révélées et de leur poids sur les institutions qu’elles produisaient pour régir les individus.

Toutefois, grâce au processus de modernisation, ayant entraîné la sécularisation et par conséquent, l’autonomisation d’une société comme la nôtre, notre organisation individuelle et collective n’a plus reposé uniquement sur ce sens transcendant issu des religions. C’est ainsi que nous avons assisté à l’émergence d’une idéologie de l’immanence : le « sens » pouvait désormais provenir de notre for intérieur, de notre propre conscience. Nous pouvons désormais construire par nous-mêmes le sens que nous souhaitions donner à nos existences et par-delà à nos structures institutionnelles et sociales. Et la politique, à travers l’idéologie est le medium qui a permis la mise en pratique de cette prise de conscience, car c’est elle qui crée le lien entre la société autonome et les gouvernants qu’elle choisit pour les représenter.

Selon Marcel Gauchet, l’idéologie est le discours qu’une société construit sur elle-même. Il est chargé tout à la fois d’expliquer son histoire, engendrant ainsi la cohésion par la création d’un récit de racines communes, non parce qu’elles sont identiques mais parce qu’on choisit de les partager, de les mettre en commun. L’idéologie est le récit qui permet à une société de justifier les choix qu’elle fait par son travail politique sur elle-même. Autrement dit, d’organiser son présent. Mais elle permet aussi de fournir à tous ses membres une définition de l’avenir, une projection commune, forcément plurielle, fondée sur la reconnaissance des individualités, de ce qui nous lie et qui nous permet de projeter vers où nous souhaitons aller ensemble. Elle nous permet de construire des projets et des utopies qui donnent du sens à notre passé, à notre diversité constitutive et à notre présent.

Les individus ont besoin de croire. Et la modernisation, l’autonomisation de nos sociétés nous donnent le pouvoir de croire en nous-mêmes et en notre capacité à construire des récits et des croyances idéologiques qui, du fait de la richesse de nos individualités, ne peuvent être que pluriels et contradictoires. Faut-il encore que l’espace public et les institutions que nous y avons construites possèdent les instruments opérants pour que cette pluralité et ces contradictions puissent s’exprimer et nous faire avancer. L’espace public du débat est donc indispensable, sans que la cohésion sociale soit pour autant mise en danger.

Toutefois, les idéologies ont été trop identifiées à certains systèmes d’organisation sociale et politique, voire à certaines époques, notamment à celle de la bipolarité. Lorsque nous sommes sortis de cette période, nombreux ont été ceux qui ont déclaré les idéologies mortes et révolues. La théorie auto-réalisatrice clamée par les prophètes de la « fin de l’Histoire » et autres « chocs des civilisations » avait ainsi un boulevard ouvert pour advenir : le triomphe de la démocratie de marché où toute idéologie serait désormais remplacée par les mécanismes du capitalisme sauvage, de la société du spectacle et de la communication politique. Ces théories au sujet de la « mort » des idéologies ont donc fonctionné comme des paroles performatives, car elles n’ont pas prédit la suite, elles l’ont façonnée. Une ère de nouveaux messies dont le sens se réduit à la célébrité virtuelle et éphémère ou à des promesses électoralistes et populistes venait de commencer.

Cette période, dans laquelle nous vivons actuellement, se prête ainsi à toute une série de « pathologies » sociales dont l’une des plus significatives est celles de la chosification des individus. Culte de la performance, virtualité des échanges, désagrégation du lien social. La « société liquide » brillamment décrite par le philosophe Zygmut Bauman est la nôtre. Celle où les interactions entre individus perdent peu à peu leur sens pour se fondre dans ce nouvel esprit du capitalisme alimenté par la société du spectacle. Celle où les pratiques sociales sont de plus en plus réduites à l’utilité qu’elles peuvent représenter.

La crise de l’offre politique et la pratique technocratique de la gestion gouvernementale nous a fait passer d’une société capable d’engendrer des projets à celle d’une « société du projet ». Ces mécanismes ont aussi vidé de leur sens les idéologies en tant que récits collectifs porteurs d’une histoire, d’une culture plurielle et d’un projet collectif de devenir. Alors qu’ils devraient occuper le temps court, comme le temps long (par le triptyque « programme, projet, utopie »), les cadres des classes dirigeantes actuelles se contentent tout au plus de programmes quasi exclusivement centrés sur l’économie. Les chiffres comme réponse unique aux problématiques complexes des individus et d’un corps social toujours en quête de sens et d’harmonie collective.

Une grande partie de la classe politique actuelle a donc pris le parti de ne plus construire de récit intégrant cette quête de sens capable d’englober le temps court et le temps long. Ils ont ainsi perdu « contact » avec la réalité de ceux qu’ils sont censés représenter et la capacité à leur parler des malaises qui traversent, clivent et polarisent de plus en plus nos sociétés. Seules les formations politiques à dimension populiste occupent aujourd’hui ce terrain. Non qu’elles soient davantage en contact avec leurs concitoyens, mais parce que faute de vouloir participer au processus d’évolution de la modernité, en proposant une idéologie de l’immanence, leurs représentants se servent de ces malaises pour construire un discours empli de crainte. Crainte de l’Autre, de l’avenir, de la pluralité et de la contradiction qui sont les moteurs mêmes de notre autonomie.

C’est donc parce qu’elle est l’expression de la pluralité, l’essence même de la modernité qui nous caractérise, et parce qu’elle rend possible la contradiction dans une société que l’idéologie politique est plus que jamais nécessaire.

C’est d’ailleurs pour ces mêmes raisons que le recours au religieux, pour remplacer les espaces vides laissés par les idéologies passées, ne peut en aucun cas fonctionner. D’une part, parce que la religion est incapable de produire une définition de l’avenir concret d’une société. En règle générale, elle se contente de promettre « le paradis » aux seuls fidèles qui en seraient dignes. D’autre part, la religion est incapable d’expliquer les processus historiques qui nous ont façonnés. Elles se contentent des révélations transcendantales, autrement dit, extérieures à nos capacités en tant qu’individus. La religion n’a pas vocation à expliquer ni à interroger. Elle accepte encore moins la contradiction, conflit moteur des sociétés modernes. Enfin, la religion ne permet ni l’émancipation ni l’autonomie des personnes en ce qu’elle nie la pluralité des individualités qui composent par essence une société. Elle impose une vérité divine et incontestable, extérieure aux individus.

L’abandon de la production idéologique a laissé toute la place à des tentations de repli, procurant une illusion de sens et de sécurité face à une histoire qui fait place à un éclairage de moins en moins manichéen. L’image d’uniformité jacobine et de mission civilisatrice est le produit de l’évolution d’un récit qui a servi à la construction d’une identité collective depuis des siècles. Mais avec l’avancée des sciences sociales et la contradiction induite par la modernité, ce récit fantasmé « un et indivisible » montre son versant de métissage et de diversité. Pour certains, ce dernier constitue une immense richesse que nous devons enfin intégrer à l’historicité de notre société, d’autres voient des signes de décadence et cherchent à restaurer une pureté culturelle qui n’a jamais existé.

L’impératif de performance, la désagrégation du lien social, la vitesse et la violence avec laquelle certains changements se produisent laissent une bonne partie de la population avec un profond sentiment de perte de repères. Autant de malaises qui traversent et clivent profondément notre présent et rendent encore plus attrayante la tentation de repli pour un nombre croissant d’individus.

La société du spectacle, à travers les fils d’information en continu et sa quête effrénée de « temps de cerveau disponible » de citoyens réduits à des simples spectateurs, rend notre présent de plus en plus anxiogène. Autant de fissures empruntées par les expressions religieuses de plus en plus radicales et les discours populistes. Tous deux tirent profit et gagnent du terrain à partir d’un présent dont le sens peut faire défaut et d’une profonde crise de confiance en l’Autre et en nous-mêmes, qui sape les fondements mêmes du principe de représentation.

Enfin, l’abandon de la production d’une idéologie politique se fait également ressentir par rapport à la façon dont nous nous projetons dans l’avenir. Depuis quelques décennies déjà, en raison des nombreux processus que nous avons évoqués précédemment, nos classes dirigeantes ont lentement mais sûrement pris la voie de la technocratisation. Pour bon nombre d’entre eux, nos dirigeants se comportent davantage en gestionnaires de l’intérêt d’une chose publique totalement désincarnée, incapables ou réticents à parler à leurs concitoyens de leurs problématiques structurelles comme de leurs malaises quotidiens. Ce que les religions ou les populistes savent très bien capter car ils maîtrisent parfaitement l’art de l’appropriation et de la manipulation de problèmes on ne peut plus réels, pour les transformer en sanctuaires illusoires emplis de fausses promesses et de sens dévoyés.

Mais contrairement à ce que pensent nombre de nos dirigeants actuels, y compris parmi les plus brillants d’entre eux, la réponse face à la montée de la bigoterie et des extrémismes politiques qui polarisent de plus en plus notre société ne peut se résumer à des fausses pistes sécuritaires, à terme liberticides. La réponse ne peut certainement pas se résumer à des chiffres et des courbes ; car ces derniers ne sont là que pour quantifier des vies bien réelles. Ces chiffres ne pourront jamais se substituer au devoir que nos dirigeants ont, et plus largement le reste de la classe politique, de nous fournir les éléments et les institutions nécessaires à la construction collective d’un avenir. De notre avenir. La réponse ne peut se résumer à des injonctions simplistes faites à la population en invoquant des valeurs vidées de leur sens, une république illusoire, mais qui en réalité est mal en point, en profonde crise, en pleine mutation. Ils ont perdu leur sens de la responsabilité qui leur incombe : de pourvoir, non seulement en moyens matériels et en services à la population, mais aussi en sens et en vision d’avenir.

Un avenir qui nous paraît de plus en plus sombre. Or le plus grave, ou le plus triste, dans cette situation est qu’à force de chercher ainsi à maintenir le calme social à tout prix, ils ne font qu’alimenter les filières de recrutement vers tous les extrémismes. Car si les citoyens « lambda » n’ont pas forcément le vocabulaire le plus adéquat pour mettre en mots la complexité de notre situation actuelle, ils la ressentent au quotidien et c’est au quotidien qu’ils vivent en chair et en os les conséquences très concrètes qu’elle comporte. Il est donc essentiel et urgent que nos dirigeants actuels et à venir, cessent de se fourvoyer avec des fausses réponses. A travers un parcours historique d’une grande richesse, la population française a pu acquérir une culture politique et démocratique digne de ce nom et est en droit d’exiger que ses dirigeants en soient à la hauteur.

Il est grand temps donc de réinvestir le champ politique en réhabilitant l’idéologie, en ce qu’elle a de plus noble.

Le moment est d’autant plus propice que cette « crise » que nous traversons, ne constitue en aucun cas une condamnation au déclin. Elle est au contraire une opportunité pour comprendre ce qui nous arrive et pour mieux agir ensemble.

D’abord comprendre. Car en effet, bien qu’ayant perdu sa fonction politique dans nos sociétés, la religion n’a pas disparu pour autant. La laïcité ne signifie ni n’a vocation à signer la fin de la religion, elle vise uniquement à séparer le pouvoir politique du fait religieux, qui se voit ainsi circonscrit à l’espace privé et perd ainsi sa capacité normative de l’espace public. La religion a d’autant moins disparu qu’elle a subi elle-même de profondes transformations parallèlement au processus de modernisation. Plus exactement, elle a connu un double changement :

·         Au contact du développement idéologique par le passé, la religion a intégré le langage de l’idéologie dans son fonctionnement.
·         En se voyant circonscrite à la sphère privée par la loi instaurant le principe de laïcité, elle s’est redéfinie comme une croyance individuelle, comme une opinion personnelle parmi d’autres.

Ce qui permet donc à la religion de regagner du terrain aujourd’hui c’est l’intense mutation que vit le rapport entre le privé et le public. Nous connaissons ce qui pourrait même être qualifié d’une redéfinition des frontières entre espace public et espace privé. Nous assistons à l’extension du domaine du privé qui rend de plus en plus floues les frontières de l’espace public pour des raisons louables d’une part, comme par exemple l’exigence croissante de transparence et de responsabilité à laquelle nos dirigeants sont de plus en plus soumis. D’autre part, il est indéniable qu’il existe également des raisons plus contestables telles que la virtualité des rapports sociaux, la place grandissante dans un certain espace public des opinions et même de la vie privée de millions de personnes grâce aux réseaux sociaux, processus largement récupéré et relayé par les media grand public.

En accédant de nouveau à un certain niveau de répercussion publique, la religion peut de nouveau s’emparer des questions sociales, voire politiques, en investissant leur versant moral et éthique.

Si un tel « retour en grâce » est possible c’est aussi à cause de l’affaiblissement de deux principes hautement symboliques du système républicain. D’une part la représentation connaît une profonde crise, comme nous l’avons précédemment évoqué. D’autre part, la crise du suffrage, que la désaffection constante des urnes illustre parfaitement. Les taux d’abstention montrent que les citoyens croient de moins en moins au pouvoir du suffrage, au contrat social qu’il est censé incarner en délégant leur souveraineté aux représentants choisis, à qui ils font de moins en moins confiance. Pourquoi ? Car ils se sentent délaissés par des institutions défaillantes, incapables de les faire participer à la construction du sens tant convoité, incapables de leur parler de leur malaise, incapables de remplir leurs fonctions d’intégration des pluralités, incapables de fournir un espace public de véritable débat contradictoire, incapables de leur proposer un chemin d’avenir collectif dans lequel ils pourraient se projeter. Sans oublier la crise systémique de l’offre politique que nous connaissons et qui se reflète dans la faiblesse argumentative des programmes des formations politiques d’aujourd’hui. Et c’est l’ensemble du système qui vacille, en perdant ainsi une bonne part de sa charge symbolique.

Sur le plan sociétal, c’est via la fissure béante de la chosification des individus et de la mise à mal de la reconnaissance mutuelle dans les échanges sociaux, que la religion se (re)positionne en valeur refuge face à la « toute puissante » réussite matérielle, érigée en nouvelle vérité « révélée » par le nouvel esprit du capitalisme et la société du spectacle.

Enfin, l’instrumentalisation de l’Histoire par une certaine frange de la classe politique et des media de masse sert aussi de marchepied à cette réintroduction du religieux. Ils ne se servent plus de l’Histoire pour expliquer la complexité des processus qui nous traversent et que nous vivons au quotidien, mais l’exploitent au contraire comme une arme pour prôner leurs conceptions étroites d’une identité nationale fantasmée et déconnectée des réalités des individus qui composent la communauté nationale. D’où la recherche d’un lien identitaire avec le passé que certains prétendent assouvir avec la religion car, lorsque nous regardons en arrière dans notre Histoire, la religion tient hélas une part plus que conséquente. Mais un tel regard ne peut être que simplificateur.

D’où le besoin de recréer un lien de conviction avec l’Autre, pour qui il est et pour ce qu’il est ; non en raison de croyances religieuses partagées ou au contraire, inspirant le plus souvent la crainte pour cause d’ignorance. D’où encore et toujours la nécessité d’un réinvestissement du champ politique et un tel besoin ne concerne pas que les dirigeants et autres responsables politiques. Elle nous concerne tout autant.

Il s’agit donc de réhabiliter l’idéologie politique en ce qu’elle a de plus noble : en permettant de parler aux membres d’une société des malaises et des fractures qu’ils ressentent et vivent au jour le jour. L’idéologie qui permet de leur proposer une vision du futur, un projet de devenir collectif, en mesure d’inclure toutes les composantes et aspirations, aussi diverses soient-elles, qui constituent nos sociétés modernes et complexes. Employée à bon escient, elle peut s’avérer être un outil de responsabilisation et d’émancipation, précieux pour retisser les liens de confiance et d’espérance dans l’ensemble de la communauté nationale.

Les attentats terroristes du mois de janvier ont déclenché une prise de conscience, mais il serait dommage de s’en tenir là, incapables de sortir de l’effroi que nous avons partagé. La république démocratique en France n’est pas en plein déclin, elle est en pleine mutation. A nous de saisir cette formidable opportunité et de ne pas laisser libre cours aux échappatoires religieuses, intégristes ou populistes. Notre autonomie, notre capacité de comprendre d’où nous venons, ce que nous construisons et vers où nous souhaitons aller, nous a coûté énormément d’efforts, de vies et de sacrifices. Nous l’avons acquise en portant des valeurs tout aussi précieuses et respectables que celles clamées par les religions ou par ceux qui infantilisent le peuple à travers le populisme.

Il est grand temps que certains cessent d’exploiter la grandeur passée de la France et la chimère de son retour. Il est grand temps de rendre à cette société sa capacité à croire qu’elle est riche de ses bigarrures, de son métissage, de son cheminement, mais surtout qu’elle peut de nouveau agir sur son devenir sans tutelle aucune.



[1] Pourtant, cette « évidence » a été théorisée assez récemment dans les sciences sociales par le philosophe et sociologue allemand Axel Honneth.

mardi 10 mars 2015

Conversation avec Raphaël Aline A.K.A. Seize Happywallmaker



Raphaël Aline, mieux connu sous son pseudonyme d’artiste « Seize Happywallmaker », s’installe pour commencer ce qui est prévu pour être une interview et qui prendra très vite l’allure d’une conversation à bâtons rompus. Il a le regard clair et perçant de ceux qui voient loin ; pas forcément en termes de distance, mais dans le détail. Sa voix, douce et posée ne vient en rien contredire les attitudes presque mutines de celui qui, malgré les vicissitudes de la vie qui ne sont étrangères à aucun quarantenaire, a su conserver intacte son âme d’enfant et son geste primal en peinture.

Il affirme volontiers ne pas être un « intellectuel », mais sa curiosité insatiable et ses innombrables voyages « intérieurs » lui permettent d’avoir un propos aussi profond que lucide sur le monde qui l’entoure et sa place, en tant qu’individu et en tant qu’artiste.

Je vous invite donc à découvrir l’univers haut en couleurs sous forme de parcours initiatique que nous propose Seize Happywallmaker. 


Rayon Gamma © Seize Happywallmaker


Notre échange s’ouvre assez naturellement sur les diverses façons dont les murs ont toujours « parlé » à travers l’Histoire et le monde. On les a fait « parler » pour dire souvent ce que les individus ne peuvent ou n’osent exprimer autrement.

Raphaël : Les murs qui parlent sont le reflet d’une croisée des chemins car à travers les murs et la rue, il y a des expressions politiques.

Lorsque j’ai découvert le graffiti au milieu des années 80 à Paris, j’ai découvert que les précurseurs du graffiti en France étaient issus de la bourgeoisie parisienne. A l’époque, avant les magazines spécialisés et internet, la seule source d’information qu’on avait par rapport au graff et au tag c’était New York. Or les seuls qui y avaient accès c’étaient ceux qui pouvaient y aller. C’est comme ça que les précurseurs, comme Bando (dont les parents étaient avocats et pouvaient beaucoup voyager), ont ramené un style particulier au début des années 80 mais, à New York ça avait déjà commencé dans les années 60. Le graff et le tag sont arrivés en France 20 ans après les débuts à New York et par conséquent nous avions largement de quoi nous inspirer.

Par la suite, au début des années 90, toute cette mouvance se développe dans un « melting pot » social où se retrouvent aussi bien ceux qui viennent des familles bourgeoises comme ceux qui viennent de banlieue. C’était un grand mélange de milieux sociaux et toutes origines confondus. 

Adriana : Et toi, comment es-tu arrivé dans cette mouvance ?

R : Venant de Sarcelles, j’étais déjà dans le melting pot. C’était une évidence pour moi, ça devait arriver. C’est ce qui nous a fait vivre tout au long des années 90. Le hip-hop a été salvateur pour moi, ça a été un équivalent des beaux-arts (auxquels on n’avait pas accès dans nos cités). Autrement dit, grâce au hip hop on s’est mis à s’intéresser à la danse, au chant (par le rap), au dessin (par le graffiti). Des ateliers s’organisaient… Aujourd’hui on voit beaucoup de gens connus très spécialisés dans chacun de ces domaines, mais à l’époque on touchait à tout !

C’est là-dedans que j’ai grandi et je conserve encore cet « esprit hip hop » que j’aime particulièrement, car il est fait de rencontres, d’échanges mais aussi de défis et de compétition.

A : Celui des « battles »…

R : Oui exactement, celui des battles. Mais c’est aussi cet état d’esprit qui se retrouve par exemple dans le rugby où les joueurs pendant tout le match vont se rentrer dedans, de toutes leurs forces, mais à la fin ils vont se serrer la main et aller boire une bière ensemble.

A : Je suis tout à fait d’accord avec toi. D’autant qu’aujourd’hui on confond assez facilement l’esprit de compétition et celui d’émulation. Toi, ce dont tu parles c’est de l’émulation : des gens qui certes s’affrontent mais dans un but positif : celui de se dépasser et de devenir meilleurs dans ce qu’ils font.

R : Dans la battle tu te bats d’abord contre toi pour pouvoir justement évoluer, grandir et y arriver. Et quand je me suis mis à faire mes réseaux c’était dans cet état d’esprit là : « qu’est-ce que je peux faire pour donner une claque à tout le monde en suivant mon propre processus » et à force de travail et de progression j’y suis arrivé. J’ai donc commencé à manier des formes géométriques avec beaucoup de couleurs.

La couleur justement. Lorsque vers la fin des années 90-début des années 2000 je me suis intéressé à la couleur, j’ai regardé ce qui se faisait sur la scène du graffiti à ce niveau, notamment grâce aux magazines et aux débuts d’internet. A l’époque, graffeurs et taggeurs faisaient surtout des têtes de mort, des armes, des choses très sérieuses comme ça. Et de mon côté, je me suis dit que j’allais arriver avec un esprit « fisher price », avant tout pour faire chier tout le monde !!

A : Ah donc une bonne dose d’esprit de contradiction !

R : En bonne partie oui. Et puis à l’époque mes enfants étaient très jeunes et à la maison il y avait des jouets partout. Des jouets de toutes les couleurs de l’arc en ciel. En les regardant, j’ai eu envie d’utiliser ces couleurs brillantes des jouets pour bébés. Voilà, c’était parti !

Ceci dit ça, ce n’était que le postulat de base, le point de départ. Par la suite j’ai rencontré des personnes qui ont été capables de me dire ce que je faisais vraiment, sans en avoir encore conscience. Parce que là, tu me poses une question et c’est ma conscience qui s’exprime et te répond, mais inconsciemment il se passe beaucoup de choses d’une autre envergure. Grâce à ces rencontres avec des personnes intelligentes et intéressantes j’ai pu réaliser que toutes ces couleurs se résument à la lumière, que ce sont des codes de lumière. Et ça a été une vraie révélation.

On m’a expliqué « Comme Soulages travaille sur la lumière, tu travailles aussi sur la lumière mais avec le code de l’arc en ciel et avec ça tu nous fais comprendre que la lumière est vivante, la lumière est douée de réflexion, qu’elle est une expression de la vie et ton travail va bien au-delà de ce que tu penses faire partager »

A : C’est drôle que tu me dises ça parce que l’une des premières fois que j’ai pu voir l’une de tes œuvres, ça m’a fait penser à cette expérience que nous avons tous fait à l’école, en cours de physique. Le jour où le prof ramène un prisme pour expliquer les propriétés de la lumière. C’est ce jour où il arrive à rendre son cours super intéressant en faisant ce qui nous semblait presque un tour de magie : il approche le prisme du faisceau de lumière qui entre par la fenêtre et là, c’est magnifique. Il y a l’arc en ciel qui apparaît sous nos yeux !

Ton travail m’a fait penser à cette expérience. Du coup, j’ai commencé à t’envisager comme si toi, à travers ton travail de création, tu faisais le prisme qui nous permet de voir des choses qui autrement sont invisibles à nous yeux ou passeraient inaperçues.

R : C’est exactement ça. Mon travail est le prisme de ce que je ressens, de ce que je fantasme, du moins de ce que je voudrais ressentir. Mais le coup du prisme c’est génial parce que cette petite expérience te permet de découvrir quelque chose qui a toujours été là, mais là on te le met sous les yeux. C’est ce que je fais avec ma peinture mais ce sont ces rencontres humaines dont je parlais qui m’ont permis de le comprendre. C’est seulement à partir de ce moment que j’ai commencé à comprendre le processus qui pouvait être le mien pour créer des œuvres et depuis je ne fais plus confiance à mon esprit conscient.

Aujourd’hui, j’ai une confiance extrême en mon inconscient qui est beaucoup plus grand et beaucoup plus intelligent que moi. Depuis tout petit j’ai cette capacité à être dans la lune. Après avoir fait une séance d’hypnose récemment, la thérapeute me disait à quel point je suis un bon client car je pars très vite et très loin ! Et moi de lui répondre que depuis tout petit on me reproche de rêvasser, d’être dans mon monde. Mais en réalité ce défaut que l’on m’a toujours reproché, est en réalité ma force.

Je t’assure que lorsque je peins, je ne pense à rien. Ma tête est « vide » ! Enfin, je crois ne penser à rien… Mais en tout cas c’est grâce à ce processus que ce fameux rayon de lumière trouve son prisme.

A : C’est justement cet état de « flottement » que tu décris qui est très impressionnant. Car en préparant notre échange je suis allée voir les rares interviews que tu as pu accorder et cet aspect revient assez souvent. Je ne sais pas si c’est le bon mot pour le décrire, mais tu dis travailler dans une sorte d’état de transe où tu ne penses pas vraiment. Or en voyant tes œuvres, avec une telle harmonie de couleurs, de précision dans les structures, on a l’impression que c’est calibré, que c’est réfléchi, alors que ce n’est pas le cas. C’est tout de même impressionnant !

R : Tu demanderas à n’importe quelle personne qui est mélomane mais qui n’est pas musicienne, d’écouter un morceau dans lequel s’est glissée une fausse note. Cette personne sera capable de la repérer, mais comment si elle n’est pas musicienne ? Je pense est que l’inconscient est harmonie et, de ce fait, il permet à la personne de repérer là où l’harmonie fait défaut. Nous avons tendance à pense que c’est notre conscience qui est capable de reconnaître ce genre de choses alors que c’est surtout notre inconscient, à mon avis.

Tu pourras demander à mon entourage proche et on te dira que je suis bordélique, que j’oublie la moitié des choses dont je devrais me souvenir… Mais quand je peins, c’est au millimètre. L’équilibre structurel, l’équilibre des couleurs sont là et tout est à sa place sur ma toile. Parfois ça marche, parfois ça marche un peu moins bien, mais c’est en tout cas le but recherché. Et il est vrai que l’on peut avoir l’impression, au vu du résultat, que c’est le fruit d’un calcul, mais ce n’est pas le cas. Et c’est la raison pour laquelle je pense que l’inconscient est harmonie et que je le crois plus grand que nous.

Je fais souvent un rêve où je suis devant un grand tableau et je fais des formules comme Einstein !! Des trucs incroyables et je suis persuadé que je sais ce que je fais, que je suis en train de travailler. Et quand je me réveille, je suis incapable de te faire une division !

Je ne suis ni un écrivain, ni un philosophe, ni même un intellectuel, mais quand tu arrives à converser avec ton inconscient, des choses incroyables en ressortent. Des questionnements qui ont fini par me conduire à être en relation avec des philosophes et des intellectuels qui me contactent grâce à mon travail. Et nous avons entamé un vrai dialogue, alors qu’on ne fait pas partie de la même sphère. Ce dialogue est possible malgré les différences dans nos moyens d’expression, nous trouvons dans ces échanges de quoi nous enrichir.

A : Evidemment ce n’est pas à toi que je vais apprendre qu’il existe de nombreuses de façons d’exprimer des émotions, des pensées, des réflexions, des interrogations. A chacun son moyen d’expression.

R : Comme ce n’est pas une démarche consciente et intellectuelle de ma part, je suis toujours surpris de ce que je parviens à exprimer grâce à la peinture. De plus, l’image donne du ressenti supplémentaire, il y a quelque chose en plus…


Catabase © Seize Happywallmaker





A : Un supplément d’âme. Je trouve que c’est effectivement quelque chose que l’on ressent très fort en observant tes œuvres. Au sujet de ton travail justement, je sais qu’aujourd’hui tu as avancé et qu’actuellement tu explores les mandalas. Mais les réseaux ont incontestablement été une phase très importante et je voudrais savoir ce qu’ils représentent pour toi.

R : Je vais d’abord te répondre sur le plan technique. En ce moment je travaille beaucoup sur les mandalas parce que j’ai besoin de travailler la symétrie. Je ne pourrais pas te dire pourquoi mais j’en ressens le besoin. Mais parfois, entre deux mandalas, je fais un réseau. C’est comme une phase de respiration. Comme lorsque tu cours, à un moment donné tu as besoin de faire une vraie pause pour mieux pouvoir repartir ensuite. Et en ce moment les réseaux me servent à ça : ils sont mes moments de respiration.

A : Tiens donc ! C’est devenu tellement naturel pour toi qu’ils constituent tes moments de pause et de respiration ?!

R : Et oui, ça vient tout seul… A force d’être dans le symétrique du mandala, je me fais un petit réseau et voilà ! Je respire. Donc le réseau sort et là je peux me remettre au travail sur le mandala qui me demande beaucoup plus de réflexion. Un mandala va me prendre environ 10 jours, un réseau va me prendre 2/3 jours.

Sur le plan artistique, réseaux et mandalas sont en réalité des variantes graphiques d’une même réflexion artistique. Différentes versions qui parlent toujours de cheminement, de connexions… C’est la même chose pour moi, sauf que le réseau est un peu plus simple de lecture. Il fait office de plan un peu plus lisible. Et ça me fait du bien de pouvoir alterner entre les deux.

A : Est-ce une réelle volonté de ta part, ou du moins t’es-tu posé la question de la continuité de tes réseaux ? Parce que je t’avoue qu’il m’est arrivé très souvent de regarder tes réseaux et de les continuer presque instinctivement dans ma tête. Est-ce qu’il s’agit là d’une réaction que tu recherches ?

R : Oui, ça me fait très plaisir ce que tu me dis parce que c’est l’effet recherché. Ce ne sont pas des objets finis. J’essaye d’en faire une vraie proposition : « voilà un départ, à vous de voir où ça pourra vous mener, où vous voulez aller » J’aime bien ce côté interactif, participatif.

A : C’est justement ce que j’aime dans tes réseaux, le fait de se sentir un peu « acteur », de ne pas être un observateur complètement passif

R : Souvent je laisse volontairement un trait qui s’arrête au bord du tableau. Parfois des acheteurs me demandent de continuer le trait du tableau sur le mur qui s’en va ensuite vers une autre pièce. C’est fait pour ! J’ai une série comme ça qui s’appelle les « Modul“Air” », jeu de mots avec modulaire, parce qu’ils le sont ! Ce sont toujours les mêmes outils qui s’imbriquent les uns dans les autres, ensuite c’est à l’imaginaire de chacun de continuer. C’est surtout vrai pour les réseaux, moins pour les mandalas. Parfois les gens me demandent « c’est dans quel sens » ? Je leur réponds : « ça va dans le sens que vous voulez » ! Je leur dis de quelle manière je les vois et s’ils veulent le mettre dans le sens de l’artiste ils peuvent le faire, il y a la signature en bas à droite et ils peuvent garder ce sens. Mais je suis complètement ouvert à ce qu’ils posent l’œuvre dans le sens qui leur parle le plus.

A : Et quand tu travailles dans la rue, lorsque tu fais un mur, même si je sais que tu le fais un peu moins en ce moment, comment se passe le contact avec les passants qui t’abordent ?

R : En général ce sont des retours très positifs. Sur cent personnes, il y en a peut-être une qui va me demander « mais qu’est-ce que ça veut dire ? ». Une fois une dame m’a dit que j’étais un « chromothérapeute urbain », ça m’a fait tellement marrer que je l’ai marqué dans mes diplômes : docteur en sciences chromatothérapeutiques urbaines ! Quand je fais les esquisses souvent ce sont des adultes qui viennent me voir, mais dès que j’applique les couleurs, là c’est au tour des enfants. Dès que je peins en public–et c’est le but recherché- les gens se posent beaucoup de questions.

Mais tu as soulevé un point intéressant quand tu disais qu’en ce moment je peins moins à l’extérieur. La dernière peinture que j’ai faite à l’extérieur remonte au mois d’août dernier, donc ça fait plusieurs mois. J’ai parfois des phases comme ça où je peins moins à l’extérieur. Mais si je le fais moins en ce moment c’est surtout parce que je prends le temps d’une grande réflexion au sujet du Street Art en général. Sans vouloir rentrer dans la critique facile, je cherche un positionnement clair par rapport à tout ça. C’est pour ça que pour l’instant je me consacre à mes tableaux, ça me permet de réfléchir pour savoir ce que je veux amener dans la rue : est-ce que je vais dans l’institutionnel (ndlr : fresques/murs commandés par des institutions telles que des écoles, mairies, etc.), est-ce que je fais dans « l’illégal » ? Comment je me positionne ? Est-ce que je fais les deux ? Il y a en tout cas une vraie question à se poser à ce niveau-là, parce que j’ai l’impression que le Street Art se trouve à un tournant. Il est en train d’évoluer, de changer. Il y a beaucoup d’artistes qui s’interrogent sur cette évolution et j’en fais partie.

Je prends le temps d’avoir cette réflexion justement parce que j’ai reçu beaucoup de propositions de la part d’institutions. Je sais que d’un côté il faut savoir accepter les transformations du contexte dans lequel tu évolues, mais pour l’accepter il faut la comprendre et en ce moment je ne la comprends pas vraiment.

A : Tu fais référence à la « récupération » par des institutions de quelque chose qui, jusqu’il n’y a pas si longtemps, était bannie et illégale ? Dans les années 90 il y a même eu une « guerre » déclarée contre le graff et le tag, considérés comme du pur vandalisme…

R : Dans les années 80 on était des parias ou presque. Aujourd’hui encore il y a des taggeurs que l’on appelle toujours vandales et qui prennent cher. Et moi j’arrive et, sous prétexte que c’est de l’art, on me donne carte blanche. Donc face à un tel fonctionnement, je m’interroge. Est-ce que je rejoins le mouvement vers les galeries, avec du chauffage où tout est bien propre ou je retourne dans la rue ? Ce qui est sûr est que je ne retournerai pas sur les trains ou sur les rails, à mon âge il ne faut pas pousser ! Je parle surtout de retourner vers ce qui est en adéquation avec les racines de ce qui constitue un mouvement pour moi.

Je me permets d’ailleurs de faire glisser un peu le sujet. Mais on me demande souvent : « est-ce que tu fais du Street Art, du graffiti, etc. ? Ce à quoi je réponds que je fais du « post-graffiti ».

A : J’allais justement te poser la question pour savoir où tu te situes au milieu de toutes ces appellations, nouvelles et anciennes : Street Art, Urban Art, tag, graffiti... On ne sait plus vraiment.

R : Par rapport à mon évolution je me situe dans le Post-Graffiti. Mon travail aujourd’hui est la suite logique de ce que j’ai fait dans les années 80 à savoir du tag et du graffiti. Cette évolution est le fruit de ma réflexion. Je me suis demandé comment est-ce que je pourrais continuer mon travail tout en étant en accord avec moi-même et en faisant des choses qui me correspondent vraiment ?

D’ailleurs, tous les artistes que j’apprécie s’inscrivent dans cette lignée : Eltono, Erosie, pour ne citer qu’eux. Ces artistes, je ne les connais que de nom, mais je suis l’évolution depuis une quinzaine d’années et j’apprécie toujours leur travail. Et tout comme moi, ils ont commencé par faire du tag et du graff et ont connu une démarche semblable à la mienne.

A : Maintenant je voudrais aborder le fait qu’il y ait plusieurs niveaux dans ton travail. Ce qui frappe en premier c’est l’explosion de couleurs, puis vient l’invitation à partir et à continuer ta proposition de chemin. Le mandala va nous plonger dans la sérénité ou dans la réflexion, selon notre état d’esprit. Mais en cherchant à dépasser cette surface, déjà très riche, il y a encore énormément de choses qui se passent dans ton travail.

R : Globalement il s’agit d’une recherche d’équilibre : au niveau graphique, au niveau de la mise en place des couleurs ainsi qu’une mise en équilibre vis-à-vis de la structure que j’entends mettre en place. C’est ce que je considère comme le côté « adulte » du tableau. La phase des couleurs représente le côté « enfant ». Ce qui ajoute un équilibre « enfant »/« adulte » aussi. Chacun de mes tableaux est donc une addition de plusieurs équilibres qui viennent se juxtaposer les uns sur les autres, ce qui fait que les gens sont interpellés de 7 à 77 ans. Cela me vient naturellement, ce n’est pas une démarche consciente de ma part. Je le constate lorsque je suis en train de peindre dehors : un enfant s’approche, puis une personne âgée avec une canne et à chaque rencontre, le dialogue se fait sur les mêmes bases ! Certes avec des mots différents, mais ce sont les mêmes réflexions.

Mon travail étant une juxtaposition d’équilibres et basé sur la géométrie, celui qui observe mes tableaux est conduit alors vers le symbole.

A : Enfin le symbole ! C’est justement là où je voulais en venir dans ton travail.

R : Pour moi le symbole n’est pas du tout une démarche intellectuelle –je me répète encore- ou consciente de ma part. J’ai juste eu la chance de pouvoir utiliser 3 lettres : le triangle, le carré et le cercle. Je les utilise de différentes façons pour « écrire » en peinture ce que je veux partager.

A : C’est drôle parce que tu me parles de formes, comme si c’étaient des lettres !

R : Mais pour moi mon alphabet n’a que trois lettres ! La preuve, j’arrive à écrire des petites histoires avec !

A : Même des grandes !

R : En tout cas, des histoires qui parlent à tout le monde. Ceci dit, s’il est vrai qu’il n’y a « que » trois lettres, ça serait simplifier de s’arrêter là. C’est comme en langage binaire : il n’y a que des 1 et des 0 et pourtant tu vois la complexité à laquelle on arrive. Moi j’en ai trois, alors tu imagines !

A : Les combinaisons sont infinies !

R : Tout ce qui est possible et imaginable. Prenons un triangle : il peut évoquer une relation à trois, il peut évoquer une pyramide, le triangle des Bermudes…

Pour le cercle c’est pareil. Il peut évoquer la plénitude, la protection, etc. Et lorsque tu mets un rond et un carré on obtient quoi alors ? Et bien c’est le spectateur qui le définit, ce n’est pas moi. Je suis juste là pour dire que j’ai mis des formes ensemble, mais pour le reste vous vous débrouillez !

A : C’est intéressant que l’on aborde cet aspect car parmi toute la richesse que propose ton travail, j’ai décidé de m’attacher à cette question de la symbolique qui est très forte dans tes œuvres. J’ai retenu cet aspect parce que le langage est ce qui m’interpelle le plus, d’autant lorsqu’il a une dimension symbolique aussi forte.

R : Je pense que pour l’inconscient, individuel et peut-être même collectif, la langue est quelque chose de bien trop basique. Il nous faut partir vers des choses plus universelles.

A : C’est exactement là où je voulais en venir. Le symbole a une force qui dépasse la langue. Je ne sais pas si tu connais l’étymologie du mot symbole ? Parce que je suis allée la chercher en préparant cet entretien. Je tenais à m’assurer que j’étais sur le bon registre de lecture de ton travail.

R : Non, tu vas me l’apprendre !

A : Le mot symbole vient du grec ancien et il veut dire : mettre ensemble, joindre. Il veut également dire échanger, se rencontrer, expliquer. C’est impressionnant à quel point il regroupe tout ce que tu viens d’expliquer au sujet de ton travail. J’ai été vraiment frappée lorsque j’ai trouvé cette étymologie parce que le langage symbolique qui se dégage de ton travail est très fort. Je te laisse imaginer ma surprise en y retrouvant tous les éléments qui constituent tes œuvres !

R : C’est fou ! Je ne savais absolument pas ce que ça signifiait et pourtant c’est exactement ce que je t’ai expliqué sur mon travail !

A : Exactement. D’ailleurs sur mes notes de préparation je n’ai pas pu m’empêcher d’écrire : « difficile de ne pas voir une coïncidence avec les réseaux et les mandalas, permettant d’échanger, de (se) rencontrer, de se rejoindre ou de joindre des points dans l’espace ou des points de vue… »

R : C’est justement pour ça que je te parle du dialogue que je peux avoir avec mon inconscient, parce que si tu avais eu la possibilité de l’interroger directement, il t’aurait répondu dans ces termes.

A : C’est donc qu’ils commencent à bien se parler ces deux-là, ton conscient et ton inconscient !

R : Et oui ils commencent à bien communiquer ces deux-là. Mais je pense que c’est important pour tout le monde d’avoir cette connexion entre son esprit conscient et l’inconscient parce qu’il y a vraiment une clé là-dedans. C’est incroyable le nombre de choses qu’on fait inconsciemment. Et lorsqu’on s’intéresse à ce domaine, on se rend vite compte que l’on ne contrôle pas grand-chose, si ce n’est rien…

A : Je te propose maintenant de jeter un coup d’œil à sa définition. Le symbole est « un objet sensible qu’on pose à côté d’une réalité abstraite qu’il est destiné à représenter ». Autrement dit, un symbole serait quelque chose qui nous permettrait de traduire le monde qui nous entoure. Et je trouve que de nouveau ce postulat s’applique très bien à ton travail. Il nous plonge vraiment dans le langage symbolique et c’est peut-être la raison pour laquelle il interpelle autant. En d’autres termes, en plus de l’harmonie des couleurs et de ce qui vient nous plaire de prime abord, tu proposes aussi des niveaux de lecture qui vont bien au-delà de ces premières impressions. Tu poses des questions et tu laisses la liberté aux spectateurs de trouver des traductions de ce qui se passe autour d’eux par le biais de tes œuvres.

R : A leur tour donc de faire parler leur inconscient et leur ressenti face aux œuvres. Ce sont des choses qui se passent hors de notre champ de compréhension, un peu comme les pôles magnétiques qui ont une influence sur nous mais que nous ne voyons pas. Il s’agit justement de cet état d’esprit. Nous avons d’un côté le monde invisible de celui qui crée l’œuvre, de l’autre, le monde invisible du spectateur et au milieu il y a le symbole qui unifie les deux.

A : Finalement, on pourrait dire que ce symbole entre les deux leur permet de se parler.

R : C’est exactement ça. C’est un repère dans le monde visible.

A : On revient alors au prisme, qui permet de rendre visible des choses qui ont toujours été là mais que nous ne voyions pas.

R : C’est ça : le prisme du monde invisible et visible. Après les croyants et les non croyants y mettront ce qu’ils voudront, je n’ai aucun problème avec ça. Ça peut venir d’où ou de qui chacun le voudra !

A : Justement, puisque tu évoques les croyants et les non croyants, l’actualité récente des attentats commis en janvier dernier fait resurgir avec beaucoup de force les interrogations et la réflexion autour du religieux et aussi de l’engagement. Alors je ne pouvais pas ne pas te poser la question : est-ce que tu penses que les artistes, que l’art, doivent être engagés ?

R : Je pense que n’importe quel artiste, n’importe quelle forme d’art est engagée dès le départ. Car une image est une action, par conséquent l’engagement est là. Le geste en lui-même est en soi une déclaration. Le geste artistique est en soi une main tendue vers l’autre.

Pour beaucoup l’art engagé serait un art avec un message ouvertement politique : « attention au FN ou à toute autre forme d’extrémisme, ou à la capitalisation des choses ». Je comprends cette version des choses, mais je pense que l’engagement peut être aussi esthétique. Donc je pense qu’un seul coup de crayon sur une feuille c’est déjà être engagé. Ce qui pour moi règle la question. Je ne crois pas aux artistes non engagés parce que pour moi nous le sommes tous. Après certains artistes sont politisés, mais pour moi ça c’est différent. L’engagement se fait donc dès la genèse.

A : Et si jamais tu te sens en mesure de partager la façon dont tu as, en tant qu’artiste, vécu ces attentats de janvier dernier à Paris et en région parisienne, peux-tu nous en dire quelques mots ?

R : Personnellement je ne m’en suis pas encore remis. J’avais le sentiment d’avoir une relation directe avec ces dessinateurs, c’est comme s’ils avaient tué une partie de mon enfance. J’ai grandi avec Cabu, avec Wolinski. Je me souviens de mon père qui cachait les numéros de Hara Kiri en haut de l’armoire. Donc au-delà de tout ce que ça représente et de tout le symbole, ces évènements m’ont touché sur un plan plus intime et personnel.

Et si on avait dit à Cabu et à Wolinski qu’il y aurait des chefs d’Etat et de gouvernement, des représentants religieux dans un cortège qui leur rendrait hommage, ils n’y auraient pas cru. C’est un joli pied de nez finalement. C’est incroyable, tous ces gens qu’ils pouvaient combattre se sont réunis pour leur rendre hommage. Ceci dit sous couvert d’une unité nationale qui a effectivement eu lieu et qui nous a remis du baume au cœur, même à moi, il y a eu beaucoup d’hypocrisie aussi. Ce qui ne m’empêche pas de de penser que ceux qui se sont joints à cet hommage l’ont fait dans un élan dont tout le monde avait besoin.

Bref, tout ça pour en revenir au fait que je ne m’en suis toujours pas remis. Ce qui est dommage, et ça ne concerne pas que la France c’est un peu partout pareil : il faut en arriver à des extrémités telles pour réaliser notre chance, que finalement c’est bien où nous vivons.

Pourquoi inclure cet entretien dans mon blog ?

Parce qu’au-delà du parti pris esthétique qui me ravit, j’aime la réflexion et les interrogations qui se dégagent du travail de R.A. J’aime accepter ses propositions au voyage intérieur, à la rencontre de notre inconscient individuel et collectif. J’aime la façon dont il fait entrer en collision chromatique ce qui nous est le plus accessible et quotidien, avec ce qui nous demande de l’introspection et nous questionne parfois très profondément. J’aime sa confiance inébranlable en son inconscient, ce qui pour moi va délicieusement à contre-courant de notre société actuelle du « tout-contrôle ». J’aime ses plans et ses mandalas qui sont autant d’invitations pour partir à la recherche intérieure et pourquoi pas, à la découverte de nos propres inconscients et des richesses qu’ils recèlent.

J’aime sa recherche de la lumière à un moment où les obscurantismes de tout bord cherchent par tout moyen à nous aveugler. J’aime sa manière de nous rendre actifs dans la contemplation de ses œuvres qui sont autant de prismes et de symboles nous permettant de mieux comprendre le monde qui nous entoure, l’Autre et surtout, nous-mêmes. J’aime l’humanité qui se dégage de son travail où, étrangement la figure humaine est largement absente, mais il parvient à y inscrire ce qu’il y a de plus propre à l’être humain : le langage symbolique dans tout ce qu’il a de plus complexe et de plus intuitif pour tout un chacun. J’aime tout simplement que son travail m’arrache indéfectiblement un sourire et que ce sourire, soit souvent partagé.

Entrez donc dans le ballet chromatique de Seize Happywallmaker et ne vous laissez surtout pas guider. Suivez votre propre lapin blanc et soyez Alice dans les mille et un labyrinthes qu’il nous propose. Suivez votre propre chemin de briques jaunes (ou la couleur qui vous plaît le plus) et vous ferez sans doute des rencontres inattendues. Qui sait !

Jamaïcain Davidstar © Seize Happywallmaker



Si vous voulez en voir plus, allez faire un tour sur son site internet :