Au lendemain de l’attentat qui a lâchement pris pour cible
le siège du journal satirique, farouchement contestataire et provoquant Charlie
Hebdo, il est temps de sortir de la stupeur qui nous a saisis. Face à
l’assassinat de ces 12 personnes, le chagrin est indicible et nos cœurs sont
avec leurs proches.
Passé donc le moment de la stupeur, vient donc celui de la
compréhension afin de tirer les leçons de ce que nous venons de vivre, nous
tous. Car, si en effet 12 personnes ont été lâchement assassinées sur l’autel
d’un sombre extrémisme qui pervertit et vide de son sens une croyance
religieuse, ne perdons pas de vue qu’un acte terroriste vise avant tout à
disséminer la terreur parmi tous ceux qui, comme vous et moi, n’avons pas été
les victimes directes mais les cibles ultimes. Leur volonté farouche est de
nous réduire au silence par la terreur.
Nous recueillir, partager notre chagrin, notre indignation
et même avoir peur, oui. Mais nous nous devons de rester debout, résister dans
nos valeurs républicaines et surtout, ne pas laisser cette peur s’installer. Ne
pas nous laisser envahir par le silence qu’elle engendre. J’entends encore les
informations et les réactions en boucle où finissent par se confondre des mots
forts : union sacrée nationale, condoléances en provenance du monde
entier, les inquiétudes et les épouvantails agités par certains pour nous
prédire un avenir encore plus sombre…
Aujourd’hui toutefois je me sens envahie par une certitude
grandissante : il ne suffira pas de s’indigner, de manifester ou d’approuver
tous les moyens qui seront sans doute mis en œuvre pour appréhender et punir
les responsables de ces actes abjectes. Le temps est venu d’agir. Pour nous
tous.
Bien évidemment, il faudra bien que les autorités fassent
leur travail et qu’elles prennent leur part de responsabilité dans l’immense
chantier que cette attaque révèle en France. Les balles des assaillants du
siège de Charlie n’ont pas seulement ôté la vie à 12 personnes, elles ont
creusé autant de plaies béantes dans ce « quelque chose de pourri »
qui ronge de l’intérieur la République de France. Celui-là, il faudra bien
finir par le regarder droit dans les yeux et l’aborder, tous ensemble. La
France a-t-elle jamais été une et indivisible ? Peu importe la réponse. Aujourd’hui,
elle est multiple et au bord de la crise des nerfs à force de vouloir détourner
le regard sur le conflit identitaire qui sévit depuis un long moment déjà. Agir
c’est déjà accomplir cet acte de résistance face à ces terroristes qui
cherchent à aggraver ce mal qui nous ronge : notre incapacité à nous
pencher sur notre identité qui est plus que jamais multiple, bigarrée,
multiculturelle. Mais loin de nous effrayer, cet acte de résistance doit nous
révéler la richesse que cette multiplicité porte en elle, que nous portons en nous.
C’est là que se cache notre grandeur égarée.
Jusqu’au bout la bande de Charlie Hebdo nous aura mis le nez
dans les pires travers de notre société, ceux qu’on s’efforce par tous les
moyens de ne pas voir. C’était là l’une de leurs grandes forces, une magnifique
preuve de leur intelligence acerbe et irrévérencieuse. Hier, ils nous ont
montré, en le payant de leur vie, la nécessité criante dans ce pays de recréer
le dialogue, d’entamer une grande discussion sur les valeurs qui fondent notre
société et qui nous font ce que nous sommes.
La seule arme qui peut nous aider à combattre efficacement
ces dérives sectaires engendrées par ce même mal qui nous ronge, peu importe le
bord religieux ou politique qui les produise, ce sont les mots, les
dessins : le langage. Nous devons certes serrer les rangs mais
certainement pas pour nous replier sur nous-mêmes ou, pire encore, sur une idée
totalement fantasmée d’une France qui n’existe plus.
Nous devons serrer les rangs pour construire, ensemble,
grâce et à partir de nos différences un discours solide et articulé face aux faux
prophètes des déclinismes, fascismes et extrémismes de tous bords. C’est notre
capacité à dialoguer, à expliquer, à comprendre, à apprendre, à partager avec
tous ceux qui nous entourent ou que nous croisons au quotidien qui pourra nous
permettre de faire reculer les ombres menaçantes de l’obscurantisme, la
bigoterie et l’ignorance qui n’ont cessé de gagner du terrain dernièrement.
Tant que le lien social continuera de se déliter, tant que
NOUS le laisseront continuer de se déliter, de s’effilocher par peur de
l’Autre, par peur de l’inconnu, par peur tout simplement, ce sont les
terroristes qui l’emporteront.
Ne finissons pas leur sale besogne à leur place, ne les
laissons pas tuer les symboles d’intelligence et d’impertinence en plus des
hommes et des femmes qu’ils ont abattus. Ne les laissons pas tuer les symboles
d’une génération porteuse de nombreux espoirs, ne les laissons pas tuer la
liberté de pensée, d’expression, de presse, la liberté de nous moquer de
nous-mêmes. Et surtout ne finissons pas à leur place leur sale besogne, qui est
in fine celle de tuer la liberté, en approuvant des lois liberticides, sous
couvert d’union nationale, sous couvert de crainte irraisonnée.
Certains nous diront qu’à notre petite échelle on ne peut
que s’indigner ou que tout du moins, ce sont les responsables politiques qui
ont une responsabilité face à ces atrocités.
A tous ceux qui pensent ainsi, je leur dit que rien n’est
moins faux. Car c’est définitivement entre nos mains, nos phrases, nos dessins
ou nos mélodies que se trouve l’arme la plus puissante qui soit face à la
menace croissante de l’extrémisme. Le dialogue, le vrai, celui qui crée et
tient en vie le lien social et qui sous-tend l’État de droit, est notre arme et
notre responsabilité à tous.
Nous n’avons pas besoin d’une investiture politique pour
dialoguer avec nos voisins, de quartier ou de bus. Peu importe. Ce qui compte
est de redevenir capables de voir l’Autre, celui qui a un visage et dans
lequel, nous nous reconnaissons ou nous devenons capables de réaliser la
richesse que naît de la différence. C’est pour cela que je refuse d’appeler
ceux qui se rendent capables de ces actes atroces des « barbares » ou
des « monstres ». Car les qualifier ainsi, c’est les déshumaniser. Et
en les déshumanisant, nous nous tendons un piège. Un piège qui nous rend
incapables de comprendre ce qui peut mener des hommes et des femmes à de tels
extrêmes. Un piège qui rend le dialogue impossible et engendre des réponses
potentiellement liberticides.
C’est en étant capables de parler, de dialoguer, de
dessiner, de chanter, bref, de redonner du sens à la communication et au
partage que nous regagneront du terrain. C’est en étant capables de produire
non pas des palliatifs ou des pansements liberticides, mais de véritables
discours pour déconstruire entièrement celui véhiculé par les atrocités des
extrémistes. Ce n’est qu’ainsi qu’ils perdront l’attrait qu’ils exercent sur des
jeunes à la dérive de notre pays en perte de repères. C’est avec un discours inébranlable
car construit sur des valeurs qui ont déjà coûté tant de vies par le passé, des
principes qui ont forgé l’Histoire : les droits inaliénables à tous les
êtres humains à vivre dignement, à s’exprimer, à se révolter contre toute forme
d’injustice religieuse ou de toute autre nature.
Prenons conscience que nous sommes les héritiers de ces
Lumières qui nous ont légué des droits et des libertés à portée universelle.
Nous sommes les dépositaires, les garants et les gardiens de ces armes
républicaines qui nous aideront à ne jamais céder face à ceux qui veulent
réduire l’Humanité à un silence mortifère qui asservit et soumet.
Ils peuvent tuer des hommes et des femmes, mais il ne tient
qu’à nous, à vous et à moi, dans notre quotidien de reprendre le flambeau, de
continuer le combat pour préserver et faire grandir le lien social par le
dialogue, pour défendre des libertés qui ne sont et ne seront jamais totalement
acquises. Il ne tient qu’à nous de ne pas laisser mourir les symboles
d’insoumission, de liberté, d’engagement, d’ouverture et de solidarité
qu’incarne Charlie Hebdo.
Car je refuse d’en parler au passé. Charlie vit et vivra
parce que Je suis Charlie.
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